« Présenté pour la première fois en 2017 à la Cité du design de Saint-Étienne, Giant’s Yard se situe à la lisière étrange du design fiction et de la performance. Incarné par la beauté inquiétante d’un grand monument cylindrique en forme de tête, cette construction anthropomorphique habitable évoque l’architecture parlante de Jean-Jacques Lequeu. Mais la comparaison s’arrête là, lorsque les délires architecturaux du démiurge Adel Cersaque nous plongent dans une utopie qui appelle une démocratie, ayant pour idéal le rêve mythique de l’horizontalité : substituer aux politicien(ne)s ces têtes géantes, et empêcher du même coup les trahisons inévitables dont la démocratie représentative fait éternellement les frais.

Pour se donner les moyens de tenir sa fiction politique, Giant’s Yard est mis en scène comme le rendu d'un projet architectural mystérieux, où l’on découvre le géant plongé dans l’ombre, éclairé depuis ses entrailles par une lueur qui dessine les briques à sa surface, et dont la bouche crache une langue qui n’est autre qu'une table de repas. À quelques pas, deux maquettes se font face et donnent l’ampleur du monument souterrain que les nombreuses têtes géantes habitent. Plus loin, grâce à une fresque rappelant l’esthétique de la Tendenza, on comprend que le monument est souterrain, enfoui sous un paysage pastoral impossible à localiser.

Mais la véritable fonction de ce monument extraordinaire nous reste étrangère. L’artiste nous oblige à considérer ce puzzle architectural jusqu’à sa dernière pièce : Giant’s Yard 2017 Featurette, un court film mettant en scène sept personnages interviewés dans des décors simulant les ateliers de production du monument. Le scénario de Giant’s Yard, énoncé par une voix ronde, lève le voile sur la nature du lieu: un projet d’institution publique invraisemblable. Maquillée en une spectaculaire attraction touristique, sa fonction est de piéger ses visiteurs dans les têtes géantes le temps d’un repas offert, partagé avec des inconnus : un prétexte pour inviter les citoyens réticents à débattre de controverses politiques locales.

Néanmoins, le mystère reste entier sur le processus qui permet à ces têtes totémiques de transformer les débats obtenus en décisions politiques. Interrogés à chaud sur la pertinence du projet avant l’initiation du gros œuvre, les protagonistes du film répondent sans retenue en s’attardant sur les aspects les plus triviaux du projet. Le film agit alors comme une conclusion amère qui suspend les énigmes politiques de Giant’s Yard par sa confrontation violente avec le réel. Giant’s Yard n’existera pas, comme tant d'utopies avortées, mais Adel Cersaque vous dira qu'on n'a jamais fini de parcourir le Cercle impossible du politique, si cher à Bruno Latour. »